Hermann Hesse, L’homme qui voulait changer le monde, livre de poche biblio, extrait de la nouvelle « le mendiant »
« Quant à moi mon isolement est total… » « Néanmoins, cette solitude, ce sentiment d’être en dehors des système organisés et des communautés établies, et ce refus ou cette incapacité de s’adapter à une forme simplifiée d’existence, à une technique de vie humaine, ne signifient pas du tout pour moi l’enfer et le désespoir. Ma solitude n’est ni bornée ni vide ; certes, elle ne me permet pas de vivre à l’intérieur de l’une des formes d’existence reconnues valables aujourd’hui, mais en revanche, elle me donne toute facilité de choisir par exemple l’une des multiples formes d’existence du passé, et peut être aussi de l’avenir, car elle embrasse dans ses perspectives une très grande part de l’univers. Mais surtout, cette solitude est le contraire du vide. Elle est pleine d’images, c’est un trésor où sont entassé des biens que je me suis appropriés, un passé qui est devenu moi-même, une nature qui s’est assimilée à la mienne. ET si l’instinct qui me pousse au travail et au jeu conserve en moi quelque force, c’est en vertu de ces images. Capter l’une de ces milliers d’images, lui donner une forme, la faire passer dans l’écriture, ajouter à tant d’autres une page de souvenirs, c’est une entreprise que les années ont certes rendue toujours plus difficile et plus pénible, mais non moins attirante. Et ce qui me séduit particulièrement, c’est la tentative d’esquisser et de fixer ce genre d’images qui remontent au commencement de ma vie et qui, recouvertes par des millions d’expériences et d’impressions ultérieures, ont cependant conservé leur coloration et leur éclairage originels. Ces premières images se sont gravées en moi à une époque où j’étais encore un être humain, un fils, un frère, un enfant de Dieu, et non un faisceau d’instincts, de réactions et de comportements divers avant que je fusse devenu l’homme tel qu’il apparaît dans notre actuelle vision du monde".